LE PSYCHIATRE ET LE POUVOIR

DR JEAN-MARC MANTEL

Un article publié dans Nervure, Journal de Psychiatrie, avril 2005

 

SOMMAIRE


POUVOIR ET MAÎTRISE MENTALE

Derrière le choix apparemment innocent de la psychiatrie que fait l'étudiant en médecine, il y a, le plus souvent inconsciemment, un désir de maîtrise mentale, de ne plus être esclave de l'agitation mentale et des pulsions diverses qui rendent l'existence chaotique. Cette quête intérieure n'est pas évidente au premier plan, mais se révèle quand on examine avec sincérité les motivations de nos actes.

Il y a donc en chacun d'entre nous un besoin de ne plus être esclave de ses pensées et de leur contenu. Nous voyons un exemple de cet asservissement dans la succession d'états de plaisir et de souffrance qui peut se vivre lors du déroulement de pensées dites « négatives » et de pensées dites « positives ». L'homme est ainsi esclave de son mental. Cela apparaît aussi de manière évidente dans les rêves, projections mentales au puissant pouvoir d'évocation, qui peuvent engendrer la peur ou la joie intense.

Le long apprentissage de la médecine et de la psychiatrie, les innombrables heures passées en présence d'êtres en souffrance, le désir de compréhension des causes de la maladie, de la douleur et de la souffrance, est un exercice de discrimination, qui enseigne à l'apprenti-thérapeute l'art de la vision profonde. Selon la maturité de chacun, cette vision peut s'arrêter aux causes et effets des phénomènes observés, ou tenter de remonter à la source même de l'esprit de celui qui observe.

 

POUVOIR ET SÉPARATION

L'habitude de vivre dans la séparation est une protection contre la douleur insurmontable qu'engendrerait la compréhension que la souffrance de l'autre n'est pas différente de notre propre souffrance. Les bureaux chargés de livres et de documents qui protègent souvent le psychiatre de son patient sont en fait le symbole de la peur d'un contact trop rapproché avec nous-mêmes, contact avec la solitude, le chagrin, l'émotion. Toutes ces manifestations expriment la peur de perdre le contrôle de notre propre esprit ; ce contrôle tant désiré qui canalise les pulsions, à la manière d'un barrage tentant de dompter le fleuve impétueux. Les désirs multiples qui assaillent l'être humain, dont certains sont assouvis et d'autres tenus en laisse, sont comme des dragons à mille têtes, dont certaines jaillissent parfois de manière impromptue, renversant les défenses patiemment constituées.

Le psychiatre, en tenant ainsi à distance son patient, tente ainsi de s'éloigner de ses propres démons.

 

POUVOIR ET DIAGNOSTIC

Mettre en boîte le patient dans un diagnostic est un autre des moyens qui permet de maintenir une distance. Un diagnostic de dépression, de « névrose » ou de « psychose », donne l'impression d'avoir saisi l'origine de la souffrance, et induit un sentiment de sécurité : enfin je sais ce que j'ai. Mais il ne suffit pas de savoir ce qu'on a pour savoir ce qu'on est.

Le diagnostic a ainsi les limites de ce qu'il prétend défendre. Il crée un concept auquel l'ego du patient et du psychiatre va pouvoir se fixer pour donner un cadre à la détresse exprimée.

Il a cependant l'inconvénient d'enfermer le patient dans une nouvelle identité conceptuelle et le psychiatre dans la croyance qu'il a compris.

 

POUVOIR ET SAVOIR

L'attachement au savoir est une autre des formes de manifestation du pouvoir. Recevoir quelqu'un qui est en demande d'aide conforte le psychiatre dans l'idée d'être celui qui sait. Une barrière est ainsi maintenue dans son esprit, renforçant la séparation entre lui et l'autre. L'attachement au savoir est en fait une forme cachée d'ignorance, une nouvelle barrière renforçant l'illusion d'être celui qui sait, et maintenant l'autre dans son système de croyance. Le patient est ainsi soigneusement maintenu dans l'idée qu'il est malade et le psychiatre dans l'idée qu'il ne l'est pas. N'importe quel psychiatre s'examinant lui-même sait pourtant bien à quel point il peut être empli par la peur, le doute et toutes les émotions que ses patients traversent. Et pourtant il ne le montrera que rarement. A croire que le patient exprime tout ce que le psychiatre refoule !

L'attachement au savoir s'exprime aussi dans les innombrables guerres d'école, dans lesquelles les chercheurs de toute sorte se disputent la primauté de la connaissance, tout en omettant leur ignorance résiduelle. Il rend la communication difficile non seulement entre les êtres, mais entre les disciplines. Il est un frein au libre échange de la compréhension, compréhension qui n'appartient à personne d'autre qu'à la vie elle-même.

 

POUVOIR ET PRESCRIPTION

La prescription est une autre des formes d'expression du pouvoir. Le médicament, ou son dérivé, vient affirmer l'autorité. Il est souvent donné sans que le patient soit véritablement consulté. L'alternative n'est pas offerte, et le médicament est imposé, couperet sensé couper la tête du dragon. Tout médecin attentif sait pourtant bien que, dans la plupart des cas, il ne fait que l'endormir, à défaut de pouvoir le tuer. L'ennemi invisible devient alors encore plus difficile à combattre. A croire qu'il a lui-même inventé le remède pour pouvoir mieux se dissimuler au regard décapant d'une observation aguerrie.

Dans la manière dont est prescrit le remède repose toute la psychologie, les attentes et mirages qui enferment le prescripteur. Le prescripteur a-t-il déjà goûté aux remèdes qu'il prescrit si bien ? Accepterait-il pour lui-même les effets dévastateurs de certains remèdes qui, en voulant tuer le mal, finissent par tuer le patient, d'une manière ou d'une autre. Il y a des formes raffinées de mort qui abolissent la sensibilité des êtres et leur capacité à penser par eux-mêmes. Le bien connu « ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse » ne devrait-il pas aussi s'appliquer aux prescripteurs ?

N'avez-vous pas remarqué qu'il est bien rare qu'un médecin demande son avis au patient sur la thérapeutique à adopter ? En se privant d'un tel dialogue, il prive son patient de la possibilité de contact avec le médecin intérieur qui réside en lui. Le médecin du dehors n'est là que pour renvoyer le patient au médecin du dedans. Il y a une possibilité à découvrir d'inviter sans imposer. L'invitation laisse le patient libre de son choix, et ne l'accule pas dans une impasse dont il ne pourra s'extraire que par une réaction violente.

 

POUVOIR ET VOULOIR

La question du traitement sans le consentement du patient mérite également d'être explorée. Est-il sensé de traiter quelqu'un contre sa volonté ? Sous prétexte de l'inconscience, peut-on se substituer à une volonté jugée défaillante, et imposer des traitements qui ne sont pas désirés ? Vous a-t-on déjà forcé à manger des aliments dont vous ne vouliez pas, lorsque vous étiez enfant, ou bien amener à la messe ou au temple contre votre volonté ? Vous savez bien que c'est le meilleur moyen de créer un dégoût et un rejet indélébile.

Est-il donc possible de soigner sans violenter et d'accompagner sans manipuler ?

 

POUVOIR ET MANIPULATION

La question de la manipulation mentale est à l'ordre du jour, dans les multiples rapports sur les dérives sectaires. Mais, en tant que psychiatre, n'avons-nous pas aussi tendance à manipuler l'autre, à projeter sur lui nos systèmes de croyance et nos opinions, sous le couvert d'un savoir appris ? C'est aussi une question que doit se poser le psychiatre aspirant à devenir conscient de lui-même.

Dès qu'une opinion est imposée, elle entre en conflit avec l'opinion de l'autre. Cette friction, diriez-vous, est peut-être nécessaire pour faire entrer le « bon sens » dans un esprit « dérangé ». Mais veillons à ne pas transformer le « bon sens » en une forme détournée de prise de pouvoir, qui cherche la domination sous le couvert de bonnes intentions.

 

POUVOIR PERSONNEL OU POUVOIR IMPERSONNEL

Cette réflexion sur la pratique psychiatrique amène à s'interroger sur la nature véritable du pouvoir. Le pouvoir est-il de nature personnelle, résidant dans les mains du médecin, ou bien a-t-il une origine qui dépasse la personne ?

Mettons-nous dans la situation où nous recevons, pour la première fois, une personne en demande d'aide. Voyons tout d'abord que dès le premier contact, que ce soit au téléphone pour une demande de rendez vous, ou lorsque la personne entre dans le bureau, un ressenti s'installe en nous. Il peut être de sympathie, de familiarité, comme si nous recevions quelqu'un que nous avons toujours connu, ou bien de rejet, d'antipathie. Ce premier contact est important, car il contient déjà la suite des événements. Un courant de confiance et de sympathie est indispensable à la réussite d'une relation thérapeutique.

Vient ensuite la question de la clarté intérieure. Nous ne pouvons aider que des gens qui sont plus confus que nous. Et nous ne pourrons les amener que là où nous en sommes, dans notre propre maturation et compréhension de nous-mêmes. Les réactions de rejet ou d'antipathie correspondent ainsi souvent à des incompatibilités, et invitent à orienter vers un autre thérapeute, dont la sensibilité serait plus appropriée à la demande. Il est bon, dans ce constat, de ne pas laisser interférer les besoins propres à notre ego, besoins de reconnaissance, de supériorité, et de reconnaître, dans l'instant, quand il est utile de "passer la main". Nos insistances sont souvent le reflet d'attachements à une image de nous-même que l'on ne parvient pas à lâcher.

La magie d'un entretien réside dans son pouvoir d'éveil et de compréhension. Ce n'est pas à travers notre savoir acquis que ces instants magiques peuvent survenir, mais, au contraire, à travers une innocence qui permet à l'autre de s'exprimer librement, sans peur d'être jugé. Notre attitude intérieure détermine ainsi l'attitude de l'autre. Nous sommes bien loin ici du pouvoir doctoral du savant attaché à ce qu'il croît détenir.

Lorsque nous nous sentons complètement accueillis et écoutés, tels que nous sommes, nous nous détendons. Ceci est aussi valable pour une relation thérapeutique. Lorsque le patient se sent complètement accueilli tel qu'il est, il se détend, se relâche. Cette détente est nécessaire à la compréhension. Si un patient sort de notre bureau plus agité et contrarié qu'il n'est rentré, nous devons nous poser la question de ce qui, en nous, a stimulé cet état défensif. Et nous trouvons toujours une tendance au rejet, au refus de l'autre tel qu'il est. L'autre nous renvoie donc à nous-même. Il est un miroir. Nous croyons ainsi que nous le "soignons", mais il nous soigne autant que nous le soignons. Il nous apprend à être authentique, simple et clair. Il permet donc que se développent en nous des qualités essentielles à un fonctionnement harmonieux. On peut donc dire que nous sommes deux patients qui nous rencontrons, unis dans une quête d'authenticité qui nous habite tous deux.

La notion de pouvoir personnel disparaît ici, laissant place au pouvoir naturel de la présence et de l'amour, considéré dans sa dimension impersonnelle d'accueil et d'écoute.

On peut parler de pouvoir impersonnel, dans la mesure où cette magie transformatrice d'un entretien qui pointe vers l'essentiel, n'appartient pas au médecin, qui n'est qu'un canal d'expression d'une dimension qui le dépasse. Lorsque le moi et ses exigences disparaissent, la vraie "personne" peut se révéler. Mais cette "personne" n'est pas un nouveau personnage arrogant. Elle a les qualités d'ouverture et de transparence propres à la dimension subtile de notre être.

 

POUVOIR ET DÉCISION

Nous pouvons également prendre l'exemple de la décision. La décision est-elle la nôtre ou s'impose-t-elle à nous ?

Si nous sommes attentifs à la manière dont une décision prend forme dans l'esprit, nous allons voir que la décision est une sorte de gestation, qui prend forme de manière subtile dans notre esprit, prend un temps variable pour mûrir, puis s'exprime lorsque le moment est venu. Elle s'impose alors à nous, dans notre esprit, et va pouvoir entraîner un acte. Dans tout ce mouvement, si nous ne projetons pas sur ce processus l'idée d'un moi individuel qui a le pouvoir sur la manifestation, nous pouvons constater qu'il se déroule à son rythme, sans qu'il soit possible d'intervenir et d'interférer. C'est la décision qui s'impose à nous, et non l'inverse.

La notion de libre-choix est ici remise en cause. Si les décisions s'imposent à nous, les choix en feraient de même. Il n'y aurait donc pas de choix, mais une succession de décisions qui induisent des actes. La volonté peut bien sûr s'opposer à une décision qui s'impose, mais cette volonté fait également partie des forces de décision, et va influer sur le cours des choses.

Sommes-nous le maître de cette volonté, ou bien cette volonté s'impose-t-elle à nous ? Là aussi, nous sommes amenés à remettre en cause le moi individuel, et l'illusion de pouvoir dont il est prisonnier. La naissance du corps, sa maturation, et sa destruction sont-elles l'expression d'un pouvoir personnel, ou sont-elles la manifestation d'une intelligence impersonnelle dont nous serions l'acteur et le contemplateur ?

 

POUVOIR ET VISION

C'est en observant l'intimité de notre fonctionnement que notre compréhension va Épouvoir mûrir. Nous ne pouvons pas voir chez notre patient plus que ce qu'il nous est donné de voir en nous-mêmes. Les mécanismes propres à la souffrance ne sont pas différents chez l'un et chez l'autre. Ce n'est qu'en les découvrant en nous qu'il sera possible de les découvrir en l'autre. Sans cette vision éclairante, il est bien difficile de pouvoir orienter une compréhension égarée. Les attitudes dogmatiques sont souvent le reflet d'une méconnaissance des réalités profondes qui régissent notre être. Elles sont l'expression de la peur et conduisent à des dérives autoritaristes encore trop fréquentes dans le monde en transformation de la santé mentale.

 

ÉPILOGUE

Invitons-nous donc à mieux faire connaissance avec nous-mêmes si nous voulons offrir à nos patients la possibilité d'une compréhension nouvelle sur eux-mêmes, compréhension qui ne soit pas une aliénation à un nouveau système de croyance, mais un éveil à une dimension de tranquillité, signe d'un accomplissement intérieur trouvant son épanouissement dans l'ici et maintenant, et non dans l'ailleurs et plus tard.