APPROCHE CONTEMPLATIVE EN PSYCHOTHÉRAPIE

Dr JEAN-MARC MANTEL

Un article publié dans Nervure, Journal de Psychiatrie, février 2005


 

SOMMAIRE

 


"Celui qui va jusqu'au bout de son cœur
connaît sa nature d'homme.
Connaître sa nature d'homme,
c'est alors connaître le Ciel."

Mencius (Meng-Tseu)

 


SUR LA NATURE DE LA CONTEMPLATION

Nous nous proposons ici d'approfondir une approche psychothérapique que nous qualifierons de contemplative.

La contemplation peut être définie comme l'aptitude naturelle de l'être, à percevoir les objets de perceptions, quelle qu'en soit leur nature : sensations, émotions, pensées, visions, sons...

Cette aptitude est inhérente à chacun d'entre nous. Elle n'est cependant pas éveillée chez chacun de la même manière. En effet, pour que la dimension contemplative de notre être soit fonctionnellement disponible, un certain calme mental et corporel est nécessaire.

Notre attention a la particularité de ne pouvoir se poser que sur un seul objet de perception à la fois. La possibilité de passer très rapidement d'un objet à l'autre donne l'impression d'une simultanéité, mais il ne s'agit, en fait, que d'une consécution.

Lorsque notre esprit est occupé, il passe d'un objet à l'autre quasiment sans interruption. Il y a alors indisponibilité à une perception imprévue émergente.

Si par exemple vous êtes au volant, concentré sur la route, et que quelqu'un vous touche l'arrière de l'épaule, il faudra un certain temps de latence pour que votre conscience lâche son objet de perception, et soit ramenée à la sensation corporelle. Ce temps de latence est souvent responsable des accidents, liés par exemple à un esprit occupé, « perdu » dans ses pensées.

A l'inverse, il existe une qualité d'attention plus détachée, sans tension, celle que l'on peut ressentir lorsque l'on écoute de la musique ou de la poésie, d'une manière qui accueille les sons sans chercher à les saisir, dans une écoute détendue et relâchée. Dans cette qualité différente d'attention, qui pourrait ressembler à l'écoute « flottante » des analystes, le champ perceptif est global, ouvert, les perceptions sont accueillies sans tension, mais avec un sens du détail moins aiguisé que lors d'une attention dirigée. C'est un peu comme lorsque vous faites la mise au point avec votre appareil photo. La mise au point peut être concentrée sur un point précis, ou bien globale, moins précise dans les détails, mais plus vaste dans le champ de perception.

La contemplation peut ainsi être comprise comme un accueil total des perceptions présentes, libre de choix, de jugement et de préférence. Dans cette écoute sans préhension, le mental est au repos. Le besoin de commenter, analyser ou conclure n'est pas présent.

 

PERCEPTION ET INTERPRETATION

Nous devons ici différencier la perception immédiate, qui n'existe que dans l'instant où elle émerge, et l'interprétation que le mental peut en faire. Cette interprétation est individuelle, se référant au contenu de la mémoire, à un savoir acquis. On peut la qualifier de projective, dans la mesure où elle n'est pas la réalité même de ce qui est perçu, mais la manière dont cette perception est ressentie, comprise et interprétée. On peut dire ici que la perception immédiate, instantanée, n'est pas dépendante du mental, mais de la dimension de conscience dans laquelle l'objet de perception s'inscrit, et que l'interprétation de la perception est de nature mentale, propre au moi individuel.

 

INTRODUCTION A LA DEMARCHE CONTEMPLATIVE EN PSYCHOTHERAPIE

Après cette introduction destinée à mieux situer la nature de la contemplation, nous allons voir dans quelle mesure elle peut être appliquée dans une démarche psychothérapique.

Imaginons qu'un patient vienne nous voir. Il nous raconte son histoire personnelle, et la vit avec une intensité émotionnelle importante, qui engendre en lui toutes sortes d'états différents, généralement de souffrance et de peur, s'ils ont pu motivé une consultation.

En principe, les personnes qui n'ont pas été déjà familiarisées avec des approches intérieures, quelle qu'en soit leur nature, ne font pas la différence entre la perception et l'interprétation qu'ils en font. Leur récit mélange ce qui appartient à la perception pure, par exemple la description de faits tels qu'ils se sont déroulés, avec une interprétation de la perception, qui concerne la manière dont ils ont vécu ces faits et la compréhension qu'ils ont de la situation.

Il y a souffrance, sinon il n'y aurait pas de demande d'aide, et la souffrance est rattachée aux circonstances présentes ou passées.

 

LE REGARD CONTEMPLATIF

Une des premières étapes d'une démarche contemplative est d'apprendre à regarder sans interpréter. On va visualiser la situation, d'un regard qui ne s'enferme pas dans un jugement, qu'il soit positif ou négatif. On peut se familiariser avec ce type de regard dans la contemplation de la nature. La montagne ou la forêt peut être regardée d'un point de vue qui se contente d'accueillir les impressions, les couleurs, les sensations, sans se référer au passé, sans poser aucune connotation de jugement. Le regard est alors libéré de l'interprétation. Les perceptions sont accueillies telles qu'elles sont, dans l'instant où elles émergent dans la conscience. Chaque instant est vécu comme s'il était indépendant de l'instant précédent. C'est en effet ce ressenti qui vient, lorsque la mémoire et le mental ne cherchent pas à rattacher une perception à celle qui l'a immédiatement précédée.

Appliquée à la perception de la situation présente ou passée de la vie, cette manière de se positionner par rapport aux événements amène rapidement un apaisement. Il y a souvent en effet une dimension de culpabilité sous-jacente à la souffrance, qui s'éteint lorsque le regard ne s'enferme pas dans un jugement des autres ou de soi-même. Ne pas juger ne veut pas dire s'enfermer dans une passivité léthargique, sans capacité de discrimination, mais signifie que le jugement que l'on peut avoir sur la situation n'est pas considéré comme absolu, mais comme relatif. Il est un point de vue, et un point de vue n'est jamais la totalité de la chose.

Tout le monde connaît l'histoire du sage et de son disciple qui reçoivent deux personnes en conflit. Le sage acquiesce au premier, puis acquiesce au second, et lorsque le disciple lui demande « mais maître comment avez vous pu dire aux deux personnes qu'elles avaient raison ? », le sage répond en hochant la tête : « vous avez raison ».

Le point de vue relatif peut être nommé point de vue individuel. Il est conditionné par les expériences individuelles et le contenu de la mémoire.

Le point de vue global peut être nommé universel. Nous quittons là l'individualité, pour se positionner au niveau d'un point de vision qui accueille la perception sans l'enfermer dans une interprétation, quelle qu'elle soit. On peut parler d'universalité, car la perception devient impersonnelle. Une montagne est une montagne, un arbre est un arbre, une fleur est une fleur. Le nom a une valeur universelle, alors que ce qu'éveille le nom a une dimension individuelle.

 

CONTEMPLATION ET PSYCHÉ

Appliqué à la psyché, une perspective contemplative va être le terrain d'accueil de perceptions de nature diverse : sensations corporelles, émotions, pensées, sons, visions...

Nous allons approfondir ici différents niveaux de perception.

 

CORPS ET CONTEMPLATION

Le corps est habituellement connu à travers la représentation que le mental s'en fait. Il y a image mentale et identification à cette image.

Dans une démarche contemplative, le corps est abordé à partir de la vision intérieure, de celle qui est présente, par exemple, lorsque les yeux sont fermés et que l'on se met à l'écoute des sensations corporelles.

Les sensations sont perçues d'instant en instant. Elles sont de nature et de localisation changeantes.

Cette approche du corps va avoir un impact à plusieurs niveaux.

Tout d'abord, lorsque le corps est écouté, il se détend. Nous pouvons en faire l'expérience au niveau du souffle. Dès que l'attention se porte sur le souffle, le souffle change de rythme. Il ralentit, devient plus ample, plus spacieux. Il occupe un espace élargi, va même déborder des limites du corps pour se répandre dans l'espace autour du corps.

L'écoute des sensations va permettre également l'identification de zones de tension. Une région tendue est ressentie comme contractée, ne respirant peu ou pas, froide et dense.

La reconnaissance de ces tensions est un élément important dans une démarche contemplative. En effet, ces tensions ne sont pas seulement de nature corporelle, mais reflètent un état d'esprit défensif. Nous voyons ici que le corps est un miroir, une prolongation de l'esprit. Toutes les attitudes et comportements propres à la personnalité s'inscrivent dans le corps. Une sensation de peur s'accompagne d'une tension, localisée préférentiellement dans une région spécifique à chacun. Une sensation de joie s'accompagne d'une dilatation, d'une chaleur douce qui envahit tout ou partie de l'espace corporel.

Nous avons donc sous les yeux un livre ouvert, qui permet de mieux comprendre la manière dont nous nous positionnons face au monde et face à nous-même.

Bien souvent, dans la réaction émotionnelle, l'analyse mentale ne suffit pas à se libérer de la sensation oppressante. Vous pouvez savoir pourquoi vous avez une peur terrifiante de l'eau, sans pour autant que les réactions n'en soient changées. Par contre, lorsque vous permettez au corps de se relâcher, la situation anxiogène, l'eau dans cet exemple, va pouvoir être approchée à partir d'un espace de conscience plus relâché. La réaction va donc en être affectée, souvent moins intense et durable.

Il est ainsi difficile de se passer du corps dans une démarche psychothérapique globale. Nous pouvons nous leurrer sur nous-mêmes, mais le corps, lui, ne ment pas. Il est un fidèle témoin de ce qui se passe en arrière-plan.

 

ÉMOTION ET CONTEMPLATION

L'émotion est une réaction. Elle est une manière de réagir face à une situation donnée, qui vient toucher une zone sensible, réactive. Ce peut être par exemple des mémoires anciennes qui n'ont jamais été acceptées. On a vécu des violences quand on a été enfant, et la vision de violences identiques à l'âge adulte entraîne une réaction immédiate de souffrance. Si j'ai véritablement accepté ce que j'ai vécu dans mon passé, la réaction va diminuer. Même s'il peut rester une cicatrice sensible, celle-ci perd de sa réactivité. On peut donc dire que l'émotion vient nous enseigner ce qui n'a pas été complètement intégré dans notre vie psychique. Elle est un guide.

On pourrait dire que l'émotion est la manifestation corporelle du mental. La peur, la colère, le chagrin, la joie et le contentement sont avant tout des expériences corporelles, s'exprimant par des sensations multiples et changeantes. Les émotions viennent ainsi refléter le vécu et la maturité du moment.

Mais comprendre intellectuellement la nature de l'émotion n'est pas suffisant pour en permettre sa résolution.

C'est là que l'approche contemplative va prendre toute sa valeur.

Dans une telle démarche, l'émotion est contemplée. Elle est tout d'abord objectivée au niveau du corps. L'émotion est en effet avant tout une sensation. Retirer la sensation de l'émotion, que restera-t-il ? Lorsque cette sensation est accueillie, nous disons bien accueillie et non interprétée, elle va pouvoir se résorber. La tension qu'elle contient se dévoile, envahit le champ de conscience, puis se dissout lentement dans la conscience observante, cet espace de présence qui accueille en nous les perceptions.

C'est là un constat radical. Une possibilité s'ouvre, qui n'appartient ni au refoulement, dont on connaît les limites, ni à la complicité, attitude d'identification, qui nourrit et fixe la perception et la représentation mentale que nous en avons.

 

PENSEE ET CONTEMPLATION

La contemplation concerne également l'activité mentale. Les pensées, dans leur contenu et leur mouvement, peuvent être observées. Elles apparaissent, prennent forme, se transforment et disparaissent.

Cette contemplation active du processus mental est utile à plusieurs niveaux.

Tout d'abord, elle va permettre de mieux apprécier le contenu des pensées, et de reconnaître que la plupart des pensées sont "ego-centrées", c'est à dire concernent le personnage nommé "moi-même". Les pensées sont souvent centrées par le pronom "je", qui revient comme un leitmotiv obsédant. Cette observation va permettre de faire connaissance avec l'une des expressions de l'ego.

Une seconde remarque concerne la relation entre le passé, le futur et les pensées. Des images mentales du passé se manifestent dans la conscience. Elles sont vécues comme réelles, et peuvent entraîner des réactions émotionnelles en rapport, que ce soit des réactions de joie ou de souffrance. Lorsque le futur est pensé, il prend aussi la forme d'images mentales, qui sont vécues à leur tour comme étant bien réelles. On peut, par exemple, ressentir de la peur à l'évocation de certaines pensées du futur, voire même déclencher un véritable accès de panique. Pourtant, ces événements pensés n'ont pas de réalité autre que sous la forme de représentations mentales. C'est la preuve de l'étonnant pouvoir du mental, qui donne vie à des formes et les fait ressentir comme parfaitement réelles.

Il faut noter que le contenu des pensées ne concerne jamais l'instant présent, car dès que l'instant est pensé, il devient déjà du passé. Si par exemple vous regardez la situation qui vous entoure, et des pensées s'élaborent autour de cette perception, l'attention se porte sur les pensées et quitte ce qui est véritablement présent. La pensée de l'objet se substitue alors à la l'objet lui-même. On peut ainsi passer une bonne partie de son existence, à croire que nous vivons dans le réel, tout en passant notre temps à contempler des pensées qui ne sont pas la réalité de ce qui est présent. La pensée du présent n'est en effet pas la réalité du présent. La pensée que nous élaborons sur quelqu'un en face de nous n'est pas la réalité de ce quelqu'un. Il n'en est qu'une représentation mentale.

Un autre des apports de la contemplation mentale est la distanciation. Lorsque les pensées sont observées, sans refus, sans saisie, un sentiment de distance se met en place en nous : l'impression que ces pensées sont comme un film qui passe devant le regard de la conscience. Cette distance, qui répétons le, est une distanciation naturelle, différente de la mise à distance volontaire lorsque l'on veut fuir quelque chose, est une des clés de l'apaisement émotionnel. La situation contemplée d'un regard détaché n'est pas vue de la même manière que lorsqu'elle est contemplée d'un regard impliqué.

L'implication dans la situation est le résultat d'une tendance inhérente à l'ego de s'identifier aux objets de perception. Nous le voyons bien lorsque nous regardons un film de suspens ou d'amour. Les émotions se transforment en fonction de la nature des images et de ce qui est évoqué en nous. Et pourtant, tout cela n'est qu'un jeu d'images qui défilent devant le regard.

Une possibilité s'ouvre alors, celle de la non-identification. La non-identification n'est pas une indifférence. Elle est simplement une conscience que je ne suis pas ce que je vois, mais que je suis celui qui voit. La différence peut paraître minime, mais elle est considérable dans ses effets. Lorsque je m'identifie au spectacle qui m'entoure, j'en subis tous les effets émotionnels, avec leurs manifestations corporelles associées. Lorsque je regarde le spectacle sans m'identifier à lui, mon corps reste tranquille, relâché. Dans les deux cas, le spectacle est le même, mais la manière dont il est vécu est différente.

 

RESPIRATION ET CONTEMPLATION

Le souffle est également un objet d'observation remarquable par la richesse de l'enseignement qu'il contient.

Cette contemplation de la respiration nous apprend tout d'abord à observer, à écouter et à être pleinement présent aux sensations telles qu'elles sont. Le souffle est écouté, respecté dans son déroulement naturel. Nous allons voir que son flux est souvent haché, discontinu, étriqué. On voit là qu'il contient toutes les tensions accumulées dans l'esprit, les défenses, peurs, résistances. Lorsque l'on se met à l'écoute du souffle, un des premiers constats est que le mouvement du souffle se ralentit, devient plus ample, plus fluide. Par le seul pouvoir de l'écoute, le souffle se réorganise.

Nous allons voir aussi la tendance à contrôler. Cette tendance se manifeste notamment au début de l'inspiration, dans une habitude de tirer l'inspiration, comme si nous avions peur d'étouffer, et à la fin de l'expiration, dans une habitude de pousser l'expiration, comme si nous avions peur d'être prisonnier d'un trop plein résiduel. Cette tendance, qui est une autre des expressions de l'ego, va donc être objectivée par la contemplation du souffle. A travers cette observation, cette tendance se transforme. Il apparaît, au fil de l'observation, inutile de tirer l'inspiration, et inutile de pousser l'expiration. C'est en fait la saisie et le rejet qui sont ainsi transformés. Ils sont tous deux l'expression d'une quête de sécurité, qui s'exprime par la volonté de garder l'agréable et d'éloigner le désagréable.

Une autre des remarques qui peut être faite concerne l'anticipation. L'habitude d'anticiper, de vouloir se projeter dans l'instant suivant, au lieu de faire face à l'instant présent, se manifeste dans la tendance à inspirer avant que l'expiration précédente ne soit complètement achevée. En portant attention à cette tendance, l'expiration peut être alors accompagnée jusqu'à son extinction naturelle, et l'inspiration peut se déployer lorsque le corps l'y invite. Il n'y a plus alors la pression créée par la peur.

L'instant qui sépare la fin de l'expiration du début de l'inspiration suivante est également riche d'enseignement. Cet instant, lorsqu'il est complètement habité, est un moment de suspension mentale, dans laquelle une expansion de conscience peut se produire. Habiter cet instant est en fait habiter complètement l'instant présent, sans s'attacher à l'instant passé, et sans anticiper l'instant suivant. Il y a là un message précieux, qui nous invite à vivre complètement chaque instant, sans se disperser dans les projections mentales du passé ou du futur.

Nous voyons donc à travers ces quelques exemples que la contemplation du souffle dépasse le simple bien-être corporel, pour offrir une compréhension plus fine des tendances de la personnalité et une opportunité de libération de l'emprise oppressante d'un moi avide.

 

ACTION ET CONTEMPLATION

La contemplation n'est pas passivité. La passivité est une forme d'inertie, une inhibition causée par la peur. La contemplation est présence active qui contient l'action. Elle est le regard qui en contemple son déroulement.

La contemplation inclut l'intériorité et l'extériorité. Elle accueille les perceptions, mais aussi les réponses qui jaillissent face à la situation. Dans une juste relation aux phénomènes perçus, l'émergence de la réponse n'est ni encouragée, ni refusée. Elle est simplement accompagnée par une permanente présence. Il n'y a donc ni refoulement, ni impulsivité.

L'idée que je suis l'acteur de l'action n'est qu'une création mentale. Sous l'œil de la contemplation, l'action se déroule sans acteur. La vie met en forme les éléments de l'action, son déroulement et ses conséquences. De ce point de vue, la vie est le seul acteur d'un scénario qu'elle contient de bout en bout.

Le moi, dans son illusion de puissance, cherche à s'approprier l'action et ses fruits. Mais ce moi n'est qu'un personnage mental qui n'a pas d'existence en dehors de la pensée qui le crée. C'est ainsi que l'on peut dire qu'une action libérée de l'idée de l'acteur est un jaillissement de la spontanéité de la vie. De ce fait, elle est fluide et syntone aux nécessités présentes. A l'inverse, une action alourdie par les besoins d'un moi en mal de reconnaissance est hachée, décousue, inadaptée à la situation présente. C'est ce type d'action qui génère maladresses et réactions. Issue de la violence d'un moi qui cherche à imposer sa loi, elle stimule ce dont elle est issue : violence, confusion et incompréhension.

Une action qui est l'expression d'une globalité de vision ne crée pas la séparation. Elle est une expression de l'unité de la vie et éveille le sens de l'unité. On peut la qualifier de réparatrice, dans la mesure où elle brise l'illusion de séparation propre au mental divisé.

 

RELATION ET CONTEMPLATION

Lorsque cette qualité de regard est transposée sur l'entourage quotidien, on peut alors voir ses proches avec un regard libéré de la mémoire, des rancunes et colères diverses. C'est à partir de cette qualité de vision qu'une relation authentique peut s'installer, relation non pas basée sur le pouvoir et la compétition, mais sur la conscience d'une unité qui nous relie. C'est en fait notre manière de voir qui crée et maintient la séparation. Lorsque le point de vision se déplace, le sentiment de séparation nous quitte. Voyez par exemple une personne envers qui vous avez des pensées chargées de colère, de ressentiment, et mettez vous face à elle, en la regardant complètement dans les yeux. Vous verrez alors un spectacle tout à fait différent du spectacle qui était présent sur un plan mental. Une profondeur se découvre derrière l'apparence. Un contact peut alors s'établir de profondeur à profondeur, et non plus de la périphérie à la périphérie.

 

AMOUR ET CONTEMPLATION

Un regard contemplatif posé sur le fonctionnement de notre personnalité va permettre de reconnaître ce que l'amour n'est pas : compensation, valorisation, reconnaissance... Les tendances propres au moi, qui se manifestent de manière parfois subtile dans un besoin d'aimer les autres ou dans des comportements altruistes, sont reconnues dès lors qu'elles sont vues telles qu'elles sont, avec la lucidité d'un regard accueillant.

Cette compréhension de ce que l'amour n'est pas induit une expérience nouvelle d'un amour libre du besoin d'aimer et d'être aimé.

On pourrait ainsi dire que la vision agit de manière lapidaire, en éliminant les scories qui masquent le joyau.

La dimension d'amour, en tant que présence, ouverture et acceptation, ne peut se révéler que dans l'absence des besoins de saisie et d'appropriation du moi.

Il s'agit d'une délivrance, car les besoins de la personne sont insatiables, analogues à un puits sans fond.

 

SILENCE ET CONTEMPLATION

Le silence dont il est question dans l'expérience intérieure est souvent confondu avec une absence de bruits. Cette incompréhension amène parfois à des comportements absurdes, induits par une volonté d'imposer un silence à l'environnement.

La nature du silence est expérimentée dans la conscience elle-même. On pourrait dire que le silence est conscience. Ce terme pointe vers une dimension intérieure, libre de pensée, qui contient les sons, mais n'est pas les sons. Ecoutez par exemple une mélodie jouée lentement, et portez votre attention sur l'espace silencieux qui sépare les notes. En approfondissant cette expérience de l'espace silencieux, vous verrez qu'une dimension silencieuse d'arrière-plan existe également lorsque les notes sont jouées. Le silence est ici comparable au soleil qui n'est pas perturbé par la présence des nuages. Il est une permanence dans lequel l'impermanence émerge. L'impermanence des sons et des bruits ne peut être constatée que par ce que vous êtes la permanence, vous êtes le silence dans lequel les sons et bruits apparaissent. La conscience immédiate de cette nature silencieuse est ce que nous nommons ici silence. Voyez qu'il ne s'agit donc pas d'une absence de sons et bruits, mais d'une présence silencieuse, sans parole et sans pensée.

 

UNITE ET CONTEMPLATION

La question de l'unité et de la dualité est souvent posée. Nous pouvons constater que dès lors que la pensée "moi" s'éveille, une séparation est déjà présente entre ce qui appartient au "moi" et ce qui appartient au "non-moi".

La racine de la séparation réside donc dans notre propre esprit, dans les attachements aux divers systèmes de croyances et d'opinions, qui forment une gangue épaisse, induisant les comportements violents bien connus dans notre société.

L'expérience de l'unité se découvre et s'affirme dans la conscience silencieuse, qui, lorsqu'elle est vécue, induit un sentiment de plénitude et de contentement. Dans ce vécu propre à la conscience, les choses sont naturellement acceptées telles qu'elles sont, car le moi, en tant que juge et contrôleur, n'occupe pas le devant de la scène. Unité et acceptation ne sont donc pas le fruit d'un effort, mais plutôt celui d'un abandon de l'illusion du moi, de l'illusion d'une séparation entre moi et le monde.

Ce qui est nommé dualité est simplement la conséquence de la croyance en la réalité du concept de "moi", en tant qu'entité séparée.

Une juste vision va amener la résorption de cette croyance, et du lot de souffrance qui lui est lié.

 

CONTEMPLATEUR ET CONTEMPLATION

L'idée de l'existence d'un contemplateur est encore une pensée qui peut être observée par le regard contemplatif d'arrière-plan.

Dans sa nature propre, la contemplation est libre du contemplateur. Cette absorption du moi personnel dans une conscience impersonnelle est un moment clé dans l'établissement d'une dimension contemplative qui ne soit plus fluctuante, dépendante des circonstances environnantes, mais permanente.

C'est sur ce plan qu'une expérience de liberté peut être goûtée, non pas une liberté dans les choix et décisions, qui restent encore des projections conditionnées du moi, mais une liberté d'être.

La notion d'identité est ici remise en cause, dès lors que les projections mentales sont reconnues en tant que telles, et que le sentiment d'être, sentiment qui précède la naissance de la pensée, s'affirme comme seule identité. L'identité de surface, qui correspond à la notion courante de l'identité, a, certes, une valeur fonctionnelle, utile dans l'espace-temps, mais prend une dimension différente lorsqu'elle est complétée par une identité profonde enracinée dans l'expérience d'être.

 

EPILOGUE

Comme nous avons pu le voir, une approche contemplative de notre fonctionnement intérieur n'est pas une approche psychologique, dans la mesure où elle ne cherche pas à analyser ou à décrire.

Elle peut être considérée comme libératrice car lorsque l'ego est vu tel qu'il est, dans ses manifestations transitoires, le regard qui le constate s'expérimente comme libre de lui. Il s'agit ici non pas d'une liberté d'action, sachant que l'action est conditionnée tant par les circonstances intérieures qu'extérieures, mais d'une liberté d'être.

Dans une approche psychothérapique traditionnelle, lorsque les systèmes explicatifs arrivent au bout de leurs possibilités, vient un moment où la compréhension ne trouve plus rien à quoi s'accrocher. C'est à ce moment qu'une ouverture est possible, vers une compréhension qui ne soit plus de nature conceptuelle, mais qui pointe vers une expérience de joie et de liberté non dépendante des circonstances.

Une démarche psychothérapique globale se doit donc d'inclure l'éveil à une dimension de conscience libre de conflit et de souffrance.

Cette qualité de vécu qui s'installe dans un esprit mature et un corps habité est le point central d'une thérapie qui ne limite pas la compréhension aux confins du moi, mais s'ouvre vers une dimension de conscience impersonnelle.

C'est à ce point où horizontalité et verticalité se croisent, que le désir profond de liberté trouve son accomplissement et son rayonnement.

Buvons donc à la santé d'une thérapie libératrice, qui invite à quitter le carcan rigide du moi pour s'ouvrir vers les espaces sans limites de la conscience unitive.