PEUR DE QUOI ? PEUR DE QUI ? QUI  A PEUR ?

Dr Jean-Marc Mantel

Un entretien réalisé par l'équipe de la revue Troisième Millénaire,
paru dans leur numéro de décembre 2007 consacré au thème de "La peur".

 

La peur est une sensation. Le corps manifeste une attitude mentale. La sensation de peur est ainsi créée par le mental.

Le mental a le pouvoir de créer des formes qui sont confondues avec la réalité. Le lion du rêve apparaît aussi vrai que celui du zoo.

Il a le pouvoir de créer un futur qui donne l'impression d'être la réalité. Puisant dans la mémoire les informations dont il a besoin, le mental élabore un film dont "je" est le personnage principal.

La peur est ainsi liée à l'anticipation. Imaginez votre esprit dépouillé de toute anticipation. Y a-t-il encore une peur à expérimenter ? Si le lion vient vous manger, vous verrez à ce moment-là ce qu'il advient de faire ou de ne pas faire. Vous ne  pourrez pas le savoir avant.

Lorsque le mental s'éteint, dans les espaces vacants diurnes ou le sommeil profond nocturne, la peur est absente. Elle renaît dès que les tourbillons mentaux reprennent possession de la scène. Ce n'est pas en soi le mental qui est la cause de la peur, mais l'habitude de le confondre avec la réalité. Vous ne réagissez pas de la même manière si une mauvaise nouvelle est annoncée par une personne de confiance ou par un bonimenteur professionnel. Dans le premier cas, vous serez préoccupé, dans le second, resterez tranquille. Pourtant, c'est le même scénario qui est évoqué dans les deux situations.

L'inconnu est la plus grande source de terreur. C'est pour cela que le mental s'escrime à vouloir connaître ce qui n'est pas connu, à savoir l'instant suivant.

Pour qui donc l'inconnu est-il source de peur ? Certainement pas pour la conscience-sujet, plénitude omniprésente, libre de tout objet. Mais pour le personnage que je pense être, et hâtivement nommé "moi". C'est en effet "moi" qui suis terrorisé, et non pas le voisin. "Moi" désigne le corps, le mental et la personnalité, tout ce que la mémoire a engrangé concernant le personnage que je pense être. Celui-ci étant né, il doit mourir. Mais cet instant de disparition est l'angoisse suprême, puisqu'il implique la dissolution de tout ce à quoi je suis attaché.

Si le "je" qui est attaché est aussi dissous dans ce grand anéantissement, qui restera-t-il donc encore pour avoir peur ?

Lorsque la compréhension s'installe que le personnage "moi", le passé et le futur qui s'y rattachent, ne sont pas la réalité en soi, une distanciation survient. La conscience peut alors s'éveiller à elle-même, lumière d'arrière-plan non distraite par les formes multiples qu'elle projette.

La fin de la peur signifie donc la fin du moi qui a peur, dissolution qui n'advient que lorsque l'attention se déploie complètement dans l'instant lui-même. A cet instant, le moi n'est pas, la peur n'est pas. Les deux frères jumeaux, nés en même temps, disparaissent au même instant.

La peur est une projection, qui disparaît lorsque le projecteur s'éteint. Tant qu'il est actif, le corps est convulsé par le rêve qui défile devant lui. Lorsque le projecteur s'éteint, le corps se détend et se repose dans la lumière de l'un.

J'ai un ami à qui l'on vient d'apprendre qu'il a un cancer du pancréas, et en même temps que, quelque effort que la médecine fasse, il n'a, au plus, que six mois à vivre. La peur est descendue, brutale, dans ses tripes. Elle est là, en sourdine, impossible à oublier. Ce que vous dites lui apparaît conceptuel. Même si, confusément, vos propos éveillent un écho en lui, il n'en ressort pas moins que la réalité qu'il vit est celle de cette peur vivace, qui empêche de trouver le sommeil. Aujourd'hui, le temps presse, les mots paraissent bien pâles. La vie, soudain, en même temps qu'elle se retire, prend son sens. Il sent vital que cette compréhension descende en lui : mais peut-elle venir toute seule ? Lui est-il possible d'être libre de la peur ? Comment faire ?

Il n'y a aucun remède intellectuel à la peur, puisque c'est l'intellect lui-même qui la crée et la maintient. Le moi est donc obligé d'abdiquer sa prétention au pouvoir, face à la peur qui le submerge.

L'acceptation est la clé de la délivrance, non pas une acceptation de surface, mais une acceptation profonde, dans laquelle la situation est accueillie telle qu'elle est, incluant aussi la réaction de peur.

Lorsque l'attention se tourne vers la sensation corporelle de peur, le mental n'est plus nourri et s'apaise. Plus s'affirme l'écoute de la contracture réflexe corporelle, par exemple dans la région du plexus solaire, plus la tension trouve un espace naturel de résorption.

La question de "qui a peur ?" est bien sûr la voie royale, mais cette question, si elle n'a pas été longuement mûrie, paraît abstraite et non appropriée à la situation.

Ce n'est pas la situation elle-même, incluant ce qu'on nomme la mort et ses conséquences, qui est effrayante, mais le refus de la situation. Mettez-vous à l'écoute du refus. Voyez, dans son expression présente, cette ancienne tendance que vous connaissez si bien.

L'acceptation amène à la libération, puisqu'elle dissout toutes les résistances du moi à l'éveil au présent. Dans cet instant même, n'existe rien d'autre que la paix du silence de la conscience. Abandonnez toute projection. L'instant suivant n'existe pas. Sans futur, vous êtes libre, vous êtes la béatitude elle-même.

Mais il y a un paradoxe : le fait de sentir les tensions corporelles paraît avoir un effet opposé à une résorption de la tension. En effet, celle-ci, les crispations qui l’accompagnent, somme toute la peur, semble envahir totalement le champ de conscience...

L'écoute est un art. Si une tension se renforce lorsque l'attention se tourne vers elle, cela signifie qu'une intention est présente à l'esprit, qui maintient la tension, voire la renforce.

L'intention est l'expression du moi qui cherche à éradiquer ce qui le dérange.

L'écoute, dans sa pureté originelle, est sans intention. Elle est espace d'accueil aux perceptions, un espace qui permet aux sensations de se résorber, comme le ferait un grain de sel jeté dans la mer.

C'est toute la différence entre la méditation et la concentration. Dans la première, l'esprit est vacant, vide de contenu. Dans la seconde, l'esprit est occupé, tout entier envahi par le but proposé.

Le constat de l'état de concentration invite une détente propice à l'abandon du vouloir.

C'est dans cette absence de vouloir que s'épanouit l'écoute, qui ne se réfère pas à un moi agissant, mais à la présence elle-même.

Oh oui, l'écoute est un art ! Se mettre à l'écoute d'un refus, comme celui d'accepter sa peur, est en effet le plus souvent intentionnel. Ici se pose la question du lien entre celui qui se met à l'écoute du refus, et celui qui est dans le refus, la non-acceptation de la peur. En fait, celui qui va écouter a bien l'intention d'écouter, mais il a aussi l'intention de se débarrasser de la peur grâce à cette écoute ! Il se dit : puisque l'écoute va dissoudre la peur, alors écoutons ? A quel niveau se situe l'écoute réelle ?

La présence qui constate l'absence d'écoute est elle-même écoute. Par erreur, l'écoute est attribuée au corps, alors que le corps est lui-même écouté. La non-écoute est constatée. Non-écoute signifie interprétation, conclusion. La non-écoute est écoutée. Elle renvoie donc à une écoute d'arrière-plan. La pensée "je suis celui qui écoute" est une pensée. Elle est elle-même écoutée. Elle n'est donc pas l'écoute. "Être écoute" ramène à l'écoute pure, libre de tout attribut. Je est écoute. Je est conscience. La conscience est écoute.

Dans notre état intérieur coutumier, l'arrière-plan est cependant voilé par le premier plan, lequel est occupé par notre histoire. Dans un moment de calme, l'arrière-plan peut en quelque sorte se dévoiler, par effacement du premier plan, mais cet effacement n'est que momentané. La vie quotidienne, les pressions diverses occasionnées par la vie professionnelle ou personnelle font rejaillir comme un diable de sa boîte le « je » identifié à la mécanicité de ses pensées, ses émotions, ou son corps, en bref son monde. Y a-t-il une béquille, quelque chose qui puisse soutenir la présence de cet arrière-plan libre de toute projection ?

L'attention ne peut se porter sur deux choses à la fois. Lorsqu'elle se tourne vers les vagues, seules les vagues existent, lorsqu'elle se tourne vers la profondeur de la mer, seule la profondeur de la mer existe. Il en est de même avec les objets d'attention et l'attention elle-même. Lorsque l'attention se retourne vers elle-même, rien d'autre que l'attention n'existe. S'il y a effort de concentration, celui-ci est objectivé dans l'attention, et l'effort se résorbe dans l'attention elle-même. Être attentif n'est pas être attention. Une division est maintenue entre le sujet attentif et l'objet d'attention. Cette division est tension. La tension objectivée se dissout dans la détente naturelle de l'être.

Cependant, une personne qui ressent de la peur, ou une souffrance, peut utiliser la sensation corporelle comme support. Elle peut par exemple porter l’attention sur la respiration. Ceci implique bien un effort, une tension, mais en même temps casse l’identification exclusive à la peur ou à la souffrance. Faire l’effort de respirer par l'abdomen dans certaines circonstances difficiles est une démarche classique, utilisée par exemple dans le zen. Les pratiquants témoignent du bienfait que cela leur procure, en termes de détente corporelle et de dénouement des tensions. Que pensez-vous de cette façon d’aborder la peur ?

La peur est créée par le mental. Elle n'existe pas dans le sommeil sans rêves ou dans les périodes où le mental est silencieux et apaisé.

L'attention ne peut se porter simultanément sur deux objets. Lorsqu'elle s'oriente vers le souffle, elle quitte le mental.

L'écoute du souffle, et du corps en général, apaise donc l'activité mentale, puisque l'attention n'est plus dirigée sur elle. C'est l'attention qui nourrit en énergie l'objet d'attention. Lorsque le mental est négligé, il s'apaise.

Le souffle lorsqu'il est écouté, se ralentit et prend une amplitude inconnue lorsque l'attention est absorbée dans le mouvement des pensées.

La région abdominale est une région importante, notamment par la présence du plexus solaire, qui régit le mouvement des énergies émotionnelles, et du diaphragme, muscle immense séparant l'abdomen du thorax. Lorsque le souffle abdominal est écouté, les mouvements de l'abdomen s'amplifient par la détente du diaphragme qui peut alors remplir sa fonction. Ses mouvements réguliers de haut en bas et de bas en haut créent une auto-thérapie irremplaçable par la stimulation des courants d'énergie et sanguins de la région abdominale et périnéale.

L'écoute du souffle, et notamment du souffle abdominal, est ainsi précieuse pour abolir la réaction de peur, aussi bien que pour la prévenir. Un souffle ample et détendu est le meilleur garant d'une fonctionnalité optimale dans la vie quotidienne.

Vivre au rythme du souffle est très différent de vivre au rythme des pensées.

Et, bien sûr, l'écoute du souffle, comme celle de tout objet, est une école de vie au présent, puisqu'il n'est pas possible d'écouter le souffle qui était là hier, ni celui qui devrait être là demain.

J'aimerais aussi évoquer la peur du vide. En effet, nombre de personnes éprouvent une sorte de désespérance sous-jacente du fait d'une sensation d'être vide. L'écoute intérieure, cet art que vous évoquiez précédemment, est rendue impossible par la peur qu'ils ont de se retrouver face à ce sentiment d'être vide, de n'être rien. D'où vient ce sentiment ?  Que signifie-t-il ? Peut-il se transformer, laisser la place à autre chose ?

Le vide dont il est question est le vide du moi. Dans les instants de suspension mentale, par exemple, le moi est absent, puisque le moi n'est qu'une pensée. L'absence de la pensée moi est perçue par le regard d'arrière-plan. Dans l'ignorance de ce regard d'arrière-plan, l'accent est mis sur l'absence d'objet, au lieu de la présence du sujet. L'instant d'après, le moi resurgit, et engendre une réaction de panique vis-à-vis de sa propre disparition. C'est comme lorsqu'on a l'habitude d'avoir un tableau sur le mur, et que, soudainement, ce tableau est absent. La réaction est celle d'un manque. Si la conscience est unie au mur d'arrière-plan, rien ne se passe.

Pour appréhender cette peur du vide, de l'absence, il convient d'y faire face et de l'accueillir. Il n'y a pas d'autre solution, car toutes les tentatives issues de la peur ne font que renforcer ce sentiment de manque. La dimension corporelle du vide doit également être écoutée. Les sensations physiques de manque sont des "crampes égotiques". Même le manque lié à la dépendance à des substances diverses a, par-delà la réaction physiologique, une dimension égotique, d'un réflexe de saisie qui ne trouve rien à saisir.

En se familiarisant avec l'absence de pensées, le silence intérieur, et la lumière qui en jaillit, la peur du vide lâche lentement sa prise. La joie du plein peut alors régner comme seul maître à bord. 

On peut aussi évoquer une peur qui se connecte avec la peur du vide, c’est celle de la mort. La peur de lâcher son identité, celle à laquelle nous sommes identifiés, peut se manifester aussi dans la peur d’aller dormir, vécue alors comme une « petite mort » difficile à supporter. Que conseilleriez-vous aux personnes qui vivent ces peurs plus ou moins sous-jacentes ?

Il y a différentes "petites morts" auxquelles il est possible de se familiariser.

L'expiration en est un bon exemple. Lorsqu'elle est écoutée jusqu'à son terme, elle devient initiatique, se résorbant dans le silence, et amenant l'esprit à s'unifier au silence de la conscience, qui miroite dans l'intervalle séparant l'expiration de l'inspiration suivante.

L'entrée dans le sommeil est effectivement une autre de ces "petites morts". Cette entrée doit être préparée, non par une accumulation, mais un abandon du contenu mental et physique : un corps disponible, non surchargé par un repas, un esprit recueilli, non dispersé dans la maya, un souffle écouté, lent et majestueux, sont autant de prémisses à l'accueil du sommeil salvateur.

Il est aussi possible de faire connaissance avec l'espace qui sépare les pensées, masqué par l'attention portée sur le mouvement des pensées. Lorsque cet espace est habité, la peur du silence, qui n'est ni plus, ni moins que la peur de la disparition du concept moi, est transformée en une joie de l'absence : joie silencieuse, sans pensée et sans autre expressivité qu'elle-même.

C'est ainsi que le désir de se libérer de la peur mène au désir de se libérer de l'ego, qui mène au désir de réalité. "Je" réalise alors qu'il est la réalité elle-même. A l'instant où la division disparaît, règne l'unité. L'unité est paix, joie et clarté.