L'ÉMOTION, UNE VOIE VERS L'UNITÉ

Dr Jean-Marc Mantel

 
Prologue

Le psychiatre, aussi bien dans sa pratique professionnelle que dans sa vie personnelle, est confronté à l'émotion, qu'il ressent en lui-même, et qu'il reconnaît chez les patients qui viennent le consulter.

Mais quelle est la nature de cette émotion, qui tantôt nous transporte de joie, et tantôt nous fait vivre les affres de l'enfer.

Si nous tentons d'en comprendre sa nature, et les niveaux de conscience qu'elle implique, il convient de porter un regard attentif à notre propre mental, dans son défilé incessant de pensées, et à notre corps, dans la myriade de sensations qui viennent à nous d'instant en instant.

L'observation est l'outil central de la compréhension. C'est donc à elle que nous avons recours pour explorer la nature de ce que nous ressentons et de ce qui forme notre vécu.

Une réaction entre corps et pensée

Nous pouvons constater que l'émotion est contemporaine de pensées spécifiques, qui précèdent sa survenue ou l'accompagnent, et de sensations corporelles, diverses dans leur nature et leur localisation. Elle donne ainsi l'impression d'être un intermédiaire entre le corps et le mental, un signal qui nous est adressé pour nous faire ressentir la nature des phénomènes perçus et nous mettre en contact avec un corps si souvent ignoré. En ce sens, on pourrait qualifier l'émotion de réaction, puisqu'elle implique la pensée, matière subtile, le corps, matière dense, et leurs interactions réciproques.

Pour qu'il y a ait réaction, il se doit d'y avoir deux objets différents qui interagissent. Si vous versez de l'eau dans de l'eau, rien ne se passe. L'eau reste de l'eau. Si vous mettez en contact de l'eau et du feu, l'eau va se réchauffer, bouillir, se transformer en gaz et s'évaporer. Le feu, s'il n'est pas suffisamment alimenté, va s'éteindre. L'eau et le feu en fusionnant se transforment mutuellement.

La séparation

Pour transposer un tel constat au fonctionnement de notre intériorité, nous pouvons observer que les émotions, quelles qu'en soient leur nature, impliquent un sentiment de séparation. Nous n'avons peur de quelqu'un ou de quelque chose que si nous nous en sentons séparés. Nous ne nous mettons en colère contre quelqu'un ou quelque chose, que si nous nous en sentons séparés.

Les émotions dites "négatives" sont celles qui accentuent ce sentiment de séparation. Les émotions dites "positives" sont celles qui l'atténuent.

Sont nommées "négatives" toutes les réactions qui amènent une fermeture, une condensation, une contraction, en d'autres termes une souffrance. Sont nommées "positives" toutes les réactions qui amènent une ouverture, une dilatation, une expansion, en d'autres termes une joie. La souffrance est ainsi une expérience de condensation, et la joie une expérience d'expansion.

La peur

Prenons l'exemple de la peur. La peur est tout d'abord une expérience sensorielle, corporelle. Le corps se contracte, le souffle s'étrique, l'intestin se noue, la gorge se resserre. Les circonstances qui déclenchent une pareille réaction sont celles qui mettent en danger les systèmes de défense construits par le moi, attaché à son individualité. Par exemple, nous avons peur d'une maladie, car elle met en danger le corps et les attachements multiples propres à la personnalité. Nous sommes identifiés à ce corps et à son devenir. Tout ce qui met en cause ce fragile équilibre déclenche une sensation de peur. Si, par contre, vous n'êtes plus attaché à ce corps et à ses possessions, il n'y a plus de peur. Le devenir du corps ne vous préoccupe plus.

Lorsque la peur est d'origine purement mentale, elle est liée aux projections que le mental construit, et qui sont prises pour la réalité. Par exemple, nous imaginons qu'il puisse nous arriver quelque chose dans un avenir proche. Une sensation de peur nous étreint. Un sentiment de danger se révèle. Danger pour qui ? Bien sûr, danger pour "moi". Nous ne ressentons pas la même expérience si un incendie ravage la maison du voisin que si les flammes lèchent notre corps ou celui de nos proches. Il en est de même pour le compte en banque. Les difficultés de fin de mois du voisin ne nous concernent pas de la même manière que les nôtres. L'idée d'un moi, différent et séparé de l'autre, est donc indissociable de l'expérience de la peur.

La colère

Examinons aussi la question de la colère. Nous nous mettons généralement en colère parce que nous ne sommes pas d'accord avec quelqu'un ou quelque chose. Pas d' "accord", pas en "accord". Nous ne "résonnons" pas à la même fréquence que ce quelqu'un ou quelque chose. Il y a donc dissonance entre deux objets qui se ressentent séparés. Notre enfant ne fait pas ce qu'on lui dit. La colère monte. Le ton se hausse. Une énergie puissante se mobilise pour parvenir à un but, celui d'affirmer sa loi ou de briser les résistances du désaccord de l'autre. Briser les résistances, n'est-ce pas transformer le deux en un ? La digue sépare l'eau de l'amont de l'eau de l'aval. Lorsque la digue se fissure, l'eau de l'amont et l'eau de l'aval fusionnent. Un violent mouvement se manifeste, qui ne s'apaise que lorsque la fusion est accomplie. De la même manière, la colère disparaît lorsque le moi en colère et cela qui a suscité la colère fusionnent en une unité cohérente. Moi et l'autre ne sommes alors plus séparés. La colère n'est pas.

La tristesse

Voyons l'émotion de tristesse, le chagrin. Ne ressentons-nous pas du chagrin par nostalgie d'une expérience heureuse oubliée. On peut situer cette expérience sur un plan horizontal, dans notre passé, ou sur un plan vertical, dans le souvenir d'un état qui était joyeux, serein, sans manque. Tant que "je" ne fait pas un avec le vécu désiré, une tristesse est présente. Lorsque nous disons, "tu me chagrines", nous attribuons à l'autre la cause du chagrin que nous expérimentons, sans nous rappeler que nous avons déjà connu cette expérience de chagrin dans des circonstances bien différentes, qui n'ont rien à voir avec les circonstances présentes. Attribuer donc une cause en dehors de nous-mêmes à cette émotion de chagrin n'est qu'une projection mentale.

La joie

Qu'en est-il de la joie et des expériences qui lui sont associées ? Nous nous sentons joyeux lorsque nous obtenons ce que nous désirons. S'il s'agit d'un objet, à l'instant où lui et nous sommes un, le désir nous quitte et la joie est là. S'il s'agit d'un être, à l'instant où lui et nous sommes un, le désir nous quitte aussi, et la joie est là. S'il s'agit de l'unité de l'être, à l'instant où elle et nous sommes un, le désir nous quitte, et la joie est là. Le désir de joie peut donc être vu comme une quête d'unité. Plus l'unité de l'être est proche, plus nous nous sentons paisibles, à la maison, tranquilles, dilatés, ouverts. Plus l'unité de l'être est loin, plus nous nous sentons agités, inquiets, contractés, fermés.

Une piste est donc ouverte : celle qui mène de la division à l'indivision, de la multiplicité à l'unité.

L'accueil

Les émotions, quelles qu'en soient leur nature, ont la particularité de se résorber dès lors qu'elles sont accueillies. De la même manière que le morceau de sucre se résorbe lorsqu'il est plongé dans de l'eau, un fragment se résorbe dès lors qu'il est placé dans un espace plus vaste qui lui permet de perdre sa densité.

L'accueil de l'émotion est ainsi une attitude optimale, qui va permettre sa révélation, puis sa résorption.

Que signifie accueillir l'émotion ? Tout d'abord, la contempler, l'observer comme si elle était posée sur la table. C'est assez facile dès lors que l'on considère l'émotion dans sa manifestation corporelle. Les sensations corporelles qui accompagnent l'émotion sont alors observées, écoutées. Les tensions, sous le pouvoir de l'écoute, se détendent, les contractions se relâchent. L'expansion propre aux expériences de joie s'approfondit, jusqu'à ce que disparaisse le sentiment d'individualité.

Gérer l'émotion signifie donc l'accepter, comme nous acceptons un être aimé. Nous lui disons "bienvenue". Il se sent alors à son aise, et nous aussi. Et dans cette aisance partagée, la séparation disparaît. L'unité règne.

La conscience

Cette juste gestion des mouvements d'énergie qui traversent l'intériorité implique donc un "savoir écouter", qui n'est rien d'autre qu'un "savoir aimer". L'écoute, l'amour et l'acceptation sont tous le reflet d'une seule et même conscience qui contient et englobe. C'est à partir de cette unité de conscience que nous pouvons dire : il y a amour, écoute et acceptation. Mais la conscience elle-même ne peut être vue, pour la bonne raison qu'elle est ce qui regarde. Avez-vous déjà noté que nous pouvons voir les visages de toutes les personnes que nous rencontrons, mais nous ne pouvons pas voir le nôtre. Quelles que soient les contorsions que nous pouvons faire, sans l'aide d'un miroir il est impossible de voir notre propre visage. Il en est de même avec la conscience. Nous savons la connaître, puisqu'elle est ce que nous sommes, dans notre intimité, mais nous ne pouvons pas la voir en tant qu'objet d'observation.

L'unité

Du point de vue du moi qui se croit séparé, l'émotion est analogue à une friction, qui accompagne la dissolution des limites du moi dans l'unité de la conscience. Lorsque le fil de l'émotion est suivi jusqu'à sa source, il amène à la conscience elle-même, témoin du monde, qui voit sans pouvoir être vu.

En faisant ainsi face à l'émotion qui nous tenaille, nous savons mieux faire face aux émotions qui submergent nos patients, éveillant parfois en nous des peurs auxquelles nous ne sommes guère préparés à faire face.

Nous savons fort bien que la fuite est inutile, et que la résolution des conflits ne peut se faire qu'à travers une présence attentive.

Permettons donc à cette qualité de présence de se révéler en nous. C'est notre propre expérience qui pourra faire écho chez nos patients, et éveiller aussi en eux la beauté méconnue de la réalité de ce qu'ils sont.

Epilogue

Loin s'en faut que nous puissions épuiser un thème aussi riche en quelques lignes. Ce qui est ici proposé est une exploration de phénomènes courants en psychologie et psychopathologie, non à la lumière des livres, mais à travers notre propre compréhension de nous-mêmes. L'évidence est que les mécanismes qui nous emprisonnent ne sont pas différents de ceux qui emprisonnent nos patients. Nous n'avons donc pas le choix que d'étudier notre fonctionnement intérieur, si nous voulons comprendre ceux qui viennent nous voir. Tant que notre compréhension de nous-mêmes ne s'est pas clarifiée, il est difficile de conseiller les autres sans les fourvoyer dans des "voies de garage". A chacun donc de voir où l'amènent l'amour et la compassion, qui font naître le sens du partage dans une écoute mutuelle et réciproque, là où les notions de pouvoir, de dominance et de soumission sont absentes. C'est à ce prix qu'une véritable qualité d'échange peut se mettre en place. Rendons donc hommage à une telle qualité de thérapie, dans laquelle le thérapeute et son patient ne s'enferment pas dans des schémas réducteurs, mais gardent le goût et la ferveur d'une recherche partagée de compréhension d'eux-mêmes.